CHAPITRE HUIT

Je persuadai Mr. O’Connell de prendre un siège et de nous accompagner pour un whisky-soda.

— Car, expliquai-je, si votre déclaration dramatique a capté toute notre attention, je n’en apprécierais pas moins un récit ordonné, ce que vous ne semblez pas en état de fournir pour l’instant.

J’espérais également, par ce petit stratagème, améliorer les relations d’Emerson avec Kevin O’Connell. Quand un homme a pris un verre sous votre toit et un fauteuil dans votre salon, vous êtes moins porté à le jeter dans un étang.

Gargery nous servit et se retira. Je remarquai néanmoins qu’il laissait la porte entrebâillée.

Lorsque Kevin eut absorbé une quantité suffisante de whisky, il retrouva ses instincts de reporter et nous raconta une histoire cohérente, quoique digne de la presse à sensation.

L’homme qui avait été arrêté faisait partie de la communauté égyptienne de Londres : un certain Ahmet, qui se distinguait de ses nombreux compatriotes du même nom par l’éloquente épithète « la Canaille ». Il se qualifiait pompeusement de marchand mais, à en croire Kevin, il n’était qu’un petit trafiquant, peu prospère de surcroît, sans doute parce qu’il consommait immodérément sa marchandise.

— Opium, hachisch et autres produits du même ordre, dit Kevin. Oh ! j’admets que c’est un personnage tout ce qu’il y a de déplaisant. Il ferait n’importe quoi pour de l’argent et, quand il est en manque de drogue, il dénoncerait sa propre mère. J’ai eu moi-même recours à ses services, en une occasion. Mais à sa manière, c’est un petit pourceau pathétique, dénué du courage et de la force physique nécessaires pour commettre un meurtre aussi brutal.

— Dans ce cas, il sera libéré en temps opportun, grogna Emerson en mâchonnant le tuyau de la pipe de Gargery.

— Depuis l’émeute au Museum, fit Kevin, la police a été mise en demeure de résoudre l’affaire dans les plus brefs délais. Le conseil d’administration a fait pression sur le ministre de l’Intérieur, lequel a fait pression sur le commissaire, qui a mis ses subordonnés sur la sellette. Et, pour finir, cet imbécile de Cuff a choisi Ahmet comme bouc émissaire. Personne n’ira prendre la défense d’un…

— Vous avez absolument raison, Kevin, l’interrompis-je. Le pauvre homme est en grand danger. Question flair, l’inspecteur Cuff ne m’a pas fait du tout bonne impression.

Emerson caressait son menton bien modelé, comme il a coutume de le faire quand il réfléchit profondément. Toutefois, il ne réfléchissait pas profondément au point de laisser passer mon dérapage verbal.

— Quoi ? cria-t-il. Qu’avez-vous dit ? Quand êtes-vous…

— Laissons cela pour le moment, Emerson. Mr. O’Connell est dans le vrai. Ce n’est pas un vulgaire criminel sans éducation qui a planifié cette série de crimes.

— Humph ! fit Emerson. Peut-être, mais…

Kevin se pencha en avant :

— Vous devez intervenir, professeur, dans l’intérêt de la justice. La police métropolitaine ne connaît pas aussi bien que vous le tempérament égyptien. Même ceux qui ont vécu au Caire n’ont guère frayé avec les indigènes, ils ne parlent pas leur langue, ils…

— Oui, Emerson, oui ! renchéris-je. Il est de votre devoir d’assister la police dans cette affaire. Quand je pense à ce malheureux Ahmet, soumis à un interrogatoire, bousculé et frappé par d’impressionnants constables…

— Allons, Peabody, la police ne torture pas les suspects !

Emerson était néanmoins troublé. Caressant la fossette de son menton, il enchaîna :

— Qu’attendez-vous de moi, au juste ? Vous n’espérez quand même pas, monsieur O’Connell, que je vais me rendre dans une fumerie d’opium…

— … le jour du Seigneur, terminai-je à sa place. Je vous sais gré de votre délicatesse, Emerson, car je n’ignore pas que les considérations de cet ordre ne pèsent guère à vos yeux. Néanmoins, le dimanche se termine à minuit, et nous savons que c’est l’heure idoine pour visiter ce genre d’établissements. D’ailleurs, à ce qu’on m’a dit, ils sont ouverts à toute heure, puisque, pour leurs misérables clients, le jour et la nuit sont du pareil au même.

— Qui a parlé de fumeries d’opium ? balbutia Kevin.

— Peabody, beugla Emerson, je ne vous emmènerai pas dans une fumerie d’opium, que ce soit un dimanche ou tout autre jour de la semaine !

— Votre syntaxe vous trahit, Emerson, répondis-je en agitant un doigt mutin. Vous ne niez pas que vous avez l’intention de visiter une fumerie d’opium. Vous ne supposez tout de même pas que je vous laisserais aller seul dans un tel endroit ? « Où tu iras j’irai, où tu résideras je résiderai ; tes gens seront… »

— Oh, taisez-vous, Peabody ! Et ne me citez pas les Écritures !

— Soit, si cela vous perturbe. Encore un peu de whisky, mon chéri ? Je suis sûre que Mr. O’Connell ne refuserait pas une autre tournée.

Je pris le verre du journaliste dans sa main inerte.

— Cela vous ennuierait-il de me dire pourquoi vous parlez de fumeries d’opium ? demanda-t-il d’une voix faible.

Je pris sur moi d’éclairer le jeune homme, car Emerson avait sombré dans une sorte de stupeur impassible et marmonnait dans sa barbe. De temps à autre, une phrase était audible :

— La séquestrer dans sa chambre ? Absurde… elle trouverait un moyen de s’échapper, comme toujours… Et les domestiques jaseraient… oh, mes aïeux !

— Vous comprenez certainement, Kevin, qu’une fumerie d’opium est l’endroit le plus indiqué pour démarrer notre enquête. Ahmet est un trafiquant et un consommateur d’opium. Nous avons donc des chances de trouver ses amis (à supposer qu’il en ait) et ses collègues dans des établissements voués à ce commerce. Je ne fréquente pas moi-même ces lieux particuliers de Londres où se retrouvent les Égyptiens qui s’adonnent à l’opium – car, pour reprendre le dicton, « qui se ressemble s’assemble », et l’on peut donc supposer que les Égyptiens et autres groupes d’expatriés font de même. Cependant, la vaste expérience d’Emerson et le fait qu’il connaisse toutes sortes de… Emerson, veuillez cesser de marmonner. Vous me distrayez.

— … ligotée et bâillonnée… mais j’en entendrais parler jusqu’à la fin de mes jours…

— Où en étais-je, monsieur O’Connell ?

— Vous m’exposiez vos raisons de… euh, de visiter une fumerie d’opium, dit Kevin en s’efforçant de contrôler les contractions nerveuses de ses lèvres.

— Ah ! oui, merci. C’est la filière égyptienne, voyez-vous. J’avais négligé cet aspect jusqu’à présent, car cette affaire me semblait avoir une connotation spécifiquement européenne, pour ne pas dire anglaise. Pourtant, nul n’a vu le visage du faux prêtre : qui nous dit qu’il ne s’agit pas d’un Anglais mais d’un Égyptien, plus cultivé que certains de ses compatriotes, mais pas entièrement affranchi pour autant des superstitions païennes qui continuent de prospérer malgré les efforts pédagogiques des Britanniques ? Nous avons rencontré ce type de phénomènes dans d’autres cas. Vous rappelez-vous, Emerson, ce moudir qui voulait à tout prix vous empêcher d’ouvrir la tombe de Lord Baskerville ?

Perdu dans sa rêverie, Emerson ne répondit point, mais Kevin s’exclama :

— Si je m’en souviens ! Vos propres ouvriers avaient tellement peur de la prétendue malédiction qu’ils refusèrent d’entrer dans la tombe jusqu’à ce que le professeur Emerson décide de pratiquer l’un de ses fameux exorcismes[1]. Mais dites-moi, madame E., si la superstition est réellement le mobile du meurtre, ce n’est pas de bon augure pour le malheureux Ahmet ?

— Ce n’est qu’une possibilité parmi bien d’autres, mais elle vaut d’être creusée. Mon époux compte des amis dans les endroits les plus singuliers, vous savez. Comme il est d’un naturel extrêmement modeste, il ne se vante pas de ses relations, mais je ne serais nullement surprise de découvrir qu’il connaît les repaires des Égyptiens qui résident ici…

Les yeux d’Emerson cessèrent de regarder dans le vague.

— Renoncez à cette idée, Peabody. Il est hors de question que nous visitions une fumerie d’opium.

— Je pensais me travestir en jeune homme, expliquai-je. Une femme se remarquerait davantage dans cette ambiance particulière, et la commodité des pantalons…

Emerson me détailla de la tête aux pieds, aller-retour.

— Peabody, vous ne pourrez jamais passer pour un homme, quelles que soient les circonstances et quel que soit le costume. La proéminence de votre…

— L’un des valets de pied devrait avoir des affaires à me prêter, soliloquai-je. Henry fait à peu près ma taille. Monsieur O’Connell, vous paraissez avoir la gorge obstruée. Buvez votre whisky plus lentement.

— Je… euh… j’ai avalé de travers, s’étrangla-t-il. Hem ! Voilà, ça va mieux. Votre plan est fort ingénieux, madame E. Je suis sûr que vous pourrez surmonter la… euh… la difficulté soulevée par le professeur, d’autant plus qu’il fera sombre. Nous veillerons à ce que personne ne vous approche de trop près.

— Nous ? répétai-je.

— Oui, m’dame… nous. Le professeur pourra protester tant qu’il voudra, moi je sais que vous aurez le dernier mot. Et où vous allez, madame Emerson, j’irai.

— Doux Jésus, dis-je en lançant à Emerson un regard d’excuse. Je suis navrée ! Je n’aurais pas dû m’exprimer si librement. J’ai complètement oublié, dans mon enthousiasme…

— Peu importe, Peabody, répondit Emerson d’une voix lente. Mr. O’Connell nous tient par… euh… par les sentiments. Autant l’emmener, puisque nous ne pouvons pas l’empêcher de nous suivre. Un homme robuste pourra se révéler utile.

— Excellent ! s’exclama O’Connell, les yeux brillants. Merci, professeur. Vous ne le regretterez pas, je vous l’assure.

— J’en ai la conviction, dit Emerson. Cependant, par égard pour les scrupules de Mrs. Emerson, nous devrons attendre minuit. Profitons-en pour nous détendre. Un autre whisky, monsieur O’Connell ?

La subite jovialité d’Emerson aurait dû éveiller les soupçons d’un membre d’une profession réputée pour son cynisme, mais je dois dire à la décharge de Kevin que mon cher époux, quand il se met en tête d’être affable, est insurpassable. Chagrinée de mon inhabituel manque de réserve, je demeurai coite et laissai Emerson faire les frais. Quel homme admirable ! Pas une fois, ni en paroles ni par mimiques, il ne m’adressa de reproche. Il s’employa, avec un succès immédiat, à gagner la confiance de Kevin et à lui faire baisser sa garde. Au fil de la conversation, il mentionna, presque négligemment, le message de menaces qu’il avait reçu un peu plus tôt.

Kevin mordit à l’hameçon tel un poisson affamé.

— Mais dites-moi, professeur, c’est… ça ouvre le champ à toutes sortes de possibilités, vous ne croyez pas ? Pour commencer, Ahmet était à ce moment-là en garde à vue… non, ça ne colle pas, car on ne peut savoir quand les messages ont été distribués, hein ? D’un autre côté… – Il se massa le front. – Sapristi, j’ai oublié ce que je voulais dire.

— Prenez votre temps, monsieur O’Connell, prenez votre temps, dit Emerson avec un sourire bienveillant. Rien ne nous presse.

— Merci, professeur. Vrai de vrai, votre confiance m’honore. J’espère que c’est le début d’une solide amitié. J’ai toujours admiré votre… votre…

— Prenez donc un autre whisky.

— Merci, Emerson, vieille branche. Exchellent whichky… Ah ! je me rappelle ce que je voulais dire. Ces oucherbis, là… oubechtis… enfin bref, ces p’tites statuettes… Si Mr. Budge et vous en avez reçu, p’têt que d’autres aussi, hein ?

— Vous voyez, Peabody ? s’exclama Emerson. Je vous disais bien que Mr. O’Connell était un jeune homme à l’esprit aiguisé. Ma femme et moi étions parvenus à la même conclusion, monsieur O’Connell, et nous étions, en fait, sur le point d’écrire aux uns et aux autres pour en avoir le cœur net. Nous venions juste de dresser une liste des personnes susceptibles d’avoir reçu un ouchebti lorsque votre stupéfiante nouvelle nous a distraits de notre tâche.

— Quelle histoire ! bredouilla Kevin en se resservant de whisky – car Emerson avait placé le flacon à portée de sa main.

— À vrai dire, susurra mon époux, il est fâcheux que nous n’ayons pas le temps de nous renseigner immédiatement. Il eût été préférable de recueillir la première réaction des destinataires avant qu’ils aient eu le loisir de réfléchir, de refuser de parler à la presse.

Non sans difficultés, Kevin extirpa de son gousset une montre qu’il consulta d’un œil vitreux.

— Y a le temps, dit-il. Tout le temps. Oui. Vous partirez pas avant minuit sonné…

— Les scrupules religieux de mon épouse le lui interdisent, déclara Emerson avec gravité.

— Oui, sûr. Très louable, qui plus est… Je vais vous dire, mon p’tit vieux… vous permettez que je vous appelle mon p’tit vieux ?

Emerson répondit, avec le sourire le plus malveillant qu’eût jamais arboré face humaine, et en administrant à Kevin une claque dans le dos qui manqua éjecter le journaliste de son siège :

— Comme vous voudrez, mon garçon.

— Ce cher Emerson ! Vous m’attendez, hein ? Je… je cours poser mes questions, et après ça je reviens. Vous m’attendez, hein ? Je me dépêche, pour sûr. Hein ?

— Faites, répondit mon mari. Gargery, Mr. O’Connell prend congé. Apportez-lui son manteau, je vous prie.

À peine Kevin avait-il quitté la pièce qu’Emerson était déjà debout.

— Vite, Peabody !

— Voyons, Emerson ! me récriai-je, incapable de contenir mon hilarité. Mes scrupules religieux…

Emerson me saisit par le poignet.

— Quels scrupules religieux ? Quels scrupules ? Vous n’en avez pas, Peabody, vous le savez bien.

— Pas quand le devoir et l’honneur m’appellent, répondis-je (d’une voix quelque peu essoufflée, car Emerson m’entraînait à vive allure). Toutes les considérations de moindre importance doivent céder… Emerson, par pitié, ces maudits volants… me font trébucher…

D’un geste ample, Emerson me souleva dans ses bras et monta l’escalier quatre à quatre. Une fois dans notre chambre, il me posa à terre sans ménagements excessifs.

— Peabody, dit-il en me tenant par les épaules, j’accède à votre absurde requête uniquement parce que l’alternative est pire encore : prendre le risque que vous me suiviez, affublée de quelque grotesque déguisement. Ce que vous n’hésiteriez point à faire, n’est-ce pas ?

— Certainement. – Je nouai mes bras autour de son cou. – Et vous n’accepteriez pas qu’il en fût autrement.

— Très juste, ma Peabody chérie. Pourquoi pensez-vous que je vous aime tant ?

— Ma foi, murmurai-je en baissant modestement les paupières, je me disais que peut-être…

— Encore juste. – Emerson planta un gros baiser sur mes lèvres, puis me lâcha et entreprit d’arracher sa redingote. – Hâtez-vous, Peabody, sinon je vous laisse à la maison.

 

La lueur fantomatique des becs de gaz filtrait à travers le brouillard tandis que, main dans la main, nous cheminions dans les ténèbres. Jamais, j’ose l’affirmer, il n’y eut atmosphère plus favorable à une sinistre aventure que les rues glauques, boueuses et malodorantes de cette bonne ville de Londres. J’avais foulé les lugubres venelles du vieux Caire à la nuit tombée, pourchassé une ombre sans visage dans le désert éclairé seulement par les étoiles distantes : ces expériences, je ne les aurais manquées pour rien au monde, et celle-ci était à l’avenant. Outre qu’il est extrêmement pittoresque, le brouillard présente bien des avantages pour ceux qui souhaitent passer inaperçus. Nous n’étions pas à trente mètres de la maison que, déjà, nous étions invisibles à toute personne qui eût éventuellement surveillé les lieux.

Emerson maintint néanmoins une allure rapide jusqu’à ce que nous eussions atteint le Strand, où nous prîmes un cab. Les rues, à proximité de St. James’s Square, étaient quasi désertes. En revanche, à mesure que nous progressions vers l’est, un monde nouveau, étrange, se révéla à mon regard intéressé.

La rive nord de la Tamise, à l’est du London Bridge, était bordée de wharfs. C’est là que le cab s’arrêta, et Emerson m’aida à descendre. J’avais noté le regard étrange que lançait le cocher à Emerson quand celui-ci avait annoncé notre destination, et j’en comprenais maintenant la raison. Même à cette heure-ci, en ce jour du Seigneur, les misérables habitants de l’East End étaient de sortie, en quête de plaisir et d’oubli. Tels des rats, ils grouillaient dans les bouges (voire pis) des venelles mal famées. Emerson m’entraîna dans l’un de ces étroits passages. Cela me rappela une autre nuit semblable, sous un climat tout différent : la nuit où j’avais arpenté les ruelles du khan al-Khalili et découvert le corps du marchand d’antiquités, pendu, tel un sac de pommes de terre, à une poutre du plafond de son échoppe[2]. Même puanteur fétide, mêmes ténèbres impénétrables, mêmes substances innommables faisant un bruit de succion sous les pieds… Les remugles de Londres étaient, si possible, encore plus pénétrants et nauséabonds. Un flot de gratitude affectueuse m’envahit, si abondant qu’il me fut impossible de le contenir.

— Emerson, murmurai-je, ce n’est sans doute pas le moment le plus opportun pour faire une telle déclaration, mais je dois vous dire, mon chéri, que je me rends bien compte que peu d’hommes témoigneraient à leur épouse une confiance et un respect aussi grands que vous ne le faites présentement en me permettant de partager…

Emerson étreignit ma main.

— Ne parlez pas, Peabody. Rappelez-vous ce que je vous ai dit.

La recommandation qu’il m’avait faite, sans être nécessaire, n’en était pas moins valide. Bien que j’eusse une voix grave pour une femme, jamais elle n’aurait pu passer pour celle d’un homme. J’avais par conséquent accepté de laisser Emerson parler pour deux, en m’abstenant de tout commentaire.

Une volée de marches descendait vers une embrasure d’un noir d’encre. Après quelques tâtonnements, Emerson trouva le loquet et fit pivoter la porte sur ses gonds.

Une lampe solitaire, près de la porte, perçait à peine les ténèbres intérieures. La pièce était étroite, mais je n’aurais su dire quelle longueur elle faisait car l’extrémité se perdait dans une obscurité brumeuse. Des banquettes en bois étaient alignées le long des deux murs, et leurs occupants n’étaient visibles que par fragments : un visage blême par-ci, un bras inerte par-là. Tels les yeux de fauves à l’affût, les petits cercles rougeâtres de l’opium qui brûlait dans les pipes en métal s’avivaient brièvement chaque fois que les fumeurs inhalaient leur poison. On entendait un murmure indistinct – non pas un bruit de conversations, mais une myriade de monologues marmonnés, entrecoupés par instants de cris étouffés ou de rires déments, suraigus.

Dans l’étroit couloir qui séparait les rangées de lits, à environ trois mètres de l’entrée, se trouvait un brasero rempli de charbon de bois, dont la senteur âcre se mêlait à la fumée odorante de la drogue. Il était surveillé – ô horreur ! – par une femme. Accroupie là, près du petit feu nauséabond, elle n’était guère qu’un tas de haillons. Un linge crasseux était jeté sur sa tête, imitation dérisoire de la tarhah en fine mousseline que portaient les dames égyptiennes. Il s’en échappait des mèches de cheveux gris qui dissimulaient son visage, lequel était incliné sur sa poitrine.

La notion de déguisement, pour Emerson, se limite piteusement aux barbes postiches. Il portait celle qu’il avait arborée au Museum, mais n’avait rien fait d’autre pour modifier son apparence, sinon se couvrir la tête d’une casquette et froisser sa plus vieille redingote en tweed à force de la rouler en boule et de la fouler aux pieds. La casquette, empruntée à Gargery, était trop petite pour lui, et la largeur de ses épaules lui interdisait le port de tout autre accessoire d’habillement appartenant à l’un des domestiques. De toute manière, il ne lui eût point été possible de camoufler son splendide physique, pas plus que son harmonieuse voix d’airain. La tentative qu’il fit pour adoucir cette dernière donna lieu à un feulement des plus grotesques.

— Deux pipes !

La femme leva vivement la tête et rabattit un coin de la tarhah sur la partie inférieure de son visage. La souplesse serpentine de ses mouvements démentait la décrépitude de son apparence, et les yeux qui se fixèrent sur Emerson étaient ceux d’une femme dans la fleur de l’âge : sombres comme un ciel de minuit, incandescents de feux réprimés. Car elle le connaissait… et il la connaissait. L’onde de stupéfaction qui parcourut le corps de mon époux était aussi palpable qu’un frisson.

Un rire ironique, sifflant, jaillit des lèvres cachées par la tarhah.

— Deux pipes, effendi ? Pour Emerson, Maître des Imprécations, et son… son…

Elle inclina la tête sur son long cou de cygne et se pencha de côté afin de me voir plus distinctement. Emerson me poussa derrière lui.

— Tes goûts ont changé depuis notre dernière rencontre, Emerson, dit-elle d’une voix railleuse. Tu n’étais pas porté sur les garçons, à l’époque.

— Ils vont t’entendre, marmonna Emerson en indiquant les silhouettes vautrées sur les lits les plus proches.

— Ils sont au Paradis ; ils n’entendent que les murmures des houris. Dis-moi ce qui t’amène, et ensuite va-t’en. Ce n’est pas un endroit pour toi ni ton…

— Je voudrais te parler. Ici ou ailleurs, à ta guise.

— Tu n’as donc pas oublié Ayesha ? Tes paroles sont comme un baume sur mon cœur blessé et délaissé…

Un éclat de rire moqueur ponctua sa phrase. Puis elle cracha :

— Ton visage est incapable de camoufler tes pensées, Emerson. Je les lis aujourd’hui comme je le faisais naguère. Tu ne t’attendais pas à me trouver ici. Alors, que veux-tu ? Comment oses-tu venir en ce lieu, t’afficher avec ton nouvel amant et me mettre en danger par ta seule présence ?

Inutile de préciser que j’étais suspendue à ses paroles ; je trouvais la conversation fertile en insinuations provocantes. Malheureusement, à ce stade des plus intéressants, Ayesha se ressaisit. Qu’entendit-elle ? Que vit-elle ? Je ne le sus jamais. D’une secousse onduleuse, elle bondit sur ses pieds et disparut dans les ombres enfumées, au fond de la pièce.

— Tudieu ! s’exclama Emerson. Vite, Peabody !

Mais la porte dérobée par laquelle elle avait fui était connue d’elle seule. Emerson en était encore à donner des coups de pied dans le mur en jurant comme un charretier quand une marée d’hommes dévala l’escalier et s’engouffra dans la salle. Les insignes argentés de leurs casques brillaient dans la pénombre et les trilles stridents de leurs sifflets déchiraient l’air.

Les occupants des banquettes furent promptement hissés sur leurs pieds et poussés vers la sortie. La plupart étaient trop hébétés pour protester ; les rares qui s’y risquèrent furent domptés sans ménagements. Nous n’avions d’autre choix que de nous soumettre en attendant un moment plus propice pour décliner notre identité et exiger notre libération. En tout cas, je n’avais certes pas besoin de la recommandation d’Emerson : « Si vous proférez un seul mot, Peabody, que ce soit en anglais, en arabe ou en toute autre langue connue de vous, je vous étrangle. »

Je lui pardonnai ce ton péremptoire, car l’heure n’était pas à la discussion. (Il y avait d’autres choses que je lui pardonnerais peut-être – peut-être – une fois que j’aurais eu le loisir de les méditer.) Quoique nos espoirs de recueillir des informations eussent été contrecarrés par la descente de police, nous pouvions encore apprendre quelque chose par nos compagnons d’infortune, s’ils nous prenaient pour des prisonniers comme eux et n’avaient pas conscience du fait que nous comprenions leur langue maternelle.

Dans l’obscurité et la confusion générale, nous passâmes inaperçus, d’autant que nous n’étions pas (je rougis de le dire) les seuls Anglais présents. Après nous avoir poussés dans l’escalier, on nous jeta dans un véhicule qui attendait, avec une douzaine d’autres, le long du trottoir. Il y avait à peine la place de se tenir debout, moins encore de s’asseoir. Le cocher fouetta les chevaux, l’attelage cahota violemment sur les pavés, et seul l’entassement des corps alentour nous évita d’être projetés à terre. Mon cher Emerson me serrait contre lui pour m’épargner les secousses les plus rudes, mais il ne pouvait rien pour me protéger de l’odeur d’opium, de corps mal lavés, et d’autres effluves que je répugne à préciser.

Sauf dans les étapes finales, l’opium n’émousse pas les sens de l’utilisateur. Les hommes massés autour de nous avaient été arrachés à leur béate stupeur ; ils étaient maintenant capables de s’exprimer, et ils n’y manquaient pas – au grand dam d’Emerson, qui s’évertuait à me boucher les oreilles avec ses mains. Du fait de ce handicap, et du vacarme général – gémissements et jurons à l’intérieur du véhicule, fracas des roues à l’extérieur – je ne compris pas grand-chose à ce qui se disait. Toutefois, une remarque suscita mon vif intérêt :

— Maudits soient les mécréants ! C’est à cause d’eux que nous sommes là. La police ne se serait pas dérangée s’ils n’avaient pas…

Sur ces entrefaites, l’attelage fit halte brusquement. L’homme qui parlait (et dont j’ai expurgé le discours imagé) perdit l’équilibre et n’en dit pas davantage.

Évacués du véhicule aussi rudement que nous y avions été entassés, nous traversâmes sous escorte une cour intérieure dont les pavés luisaient grassement à la lumière des globes qui flanquaient la porte, et pénétrâmes dans une vaste salle encombrée. L’éclairage semblait aveuglant après l’obscurité extérieure ; les lampes à gaz soulignaient avec une impitoyable netteté les visages blafards et les guenilles des prisonniers. Ceux-ci se frappaient la poitrine, se tordaient les mains et se lamentaient à la manière égyptienne, d’une voix haut perchée ; les policiers blasphémaient et criaient des ordres. Un chahut invraisemblable !

Emerson m’attira à l’abri de son bras protecteur.

— Tenez bon, Peabody, murmura-t-il. Quand j’annoncerai mon identité, nous serons bien vite…

Il s’interrompit en poussant un cri étouffé. Pour la première fois, je vis la lividité de la peur envahir le visage de mon valeureux Emerson. Ses yeux, fixes et furieux, s’étaient posés sur l’objet qui avait ébranlé son humeur stoïque : un appareil photographique.

Comment les journalistes avaient-ils eu vent de l’affaire ? Je ne saurais le dire. Peut-être les commissaires de police, désireux de gagner les faveurs du public, avaient-ils averti la presse de leurs intentions. Quelle que fût l’explication, ils étaient là en force, l’œil aiguisé comme des oiseaux de proie.

— Damnation ! gronda Emerson. Je ne vais pas annoncer mon identité, Peabody. Du moins, pas avant d’avoir trouvé un moyen de le faire en privé.

Les agents de police disposaient les prisonniers plus ou moins en rang. Deux d’entre eux s’approchèrent de nous. Dans cette cohue bigarrée et débraillée, Emerson tranchait tel un lion au milieu des chacals, bien que sa barbe se fût décollée et pendît d’un côté. Les constables eux-mêmes reconnurent l’homme de qualité. Ils échangèrent un coup de coude et s’arrêtèrent devant nous, l’œil arrondi.

— Ne craignez rien et gardez votre sang-froid, Peabody, me recommanda Emerson à voix basse. Euh… constable…

— Regarde-moi ça si c’est pas mignon, dit l’individu en s’adressant non à Emerson mais à son compagnon. C’est-y pas touchant de voir ce particulier protéger sa…

Le poing d’Emerson le cueillit proprement au menton, le faisant tomber à la renverse.

— Comment osez-vous employer un tel langage en présence d’une dame ? rugit mon époux. Non seulement une dame, espèce de butor, mais ma… ma… Oh, bonté divine !

Un éclair et un nuage de fumée noire ponctuèrent ce dernier commentaire. Le geste impulsif d’Emerson avait malheureusement suscité ce degré même d’attention qu’il m’avait enjoint d’éviter.

Je m’avançai et m’adressai au policier le plus proche :

— Veuillez nous conduire immédiatement, ce gentleman et moi-même, dans une pièce privée. Nous devons entrer en contact avec l’inspecteur Cuff, de Scotland Yard. Je vous prie de l’envoyer chercher sans délai.

Ce furent sans nul doute mes bonnes manières et ma voix distinguée, tout autant que le nom de l’inspecteur Cuff, qui dissuadèrent le constable de lever la main sur Emerson. Celui-ci s’était mis en posture de défense, tout en surveillant du coin de l’œil l’appareil photographique. Le policier laissa retomber son bras, et ceux de ses collègues qui accouraient à la rescousse s’arrêtèrent net. Je plongeai la main dans ma poche.

— Ma carte, dis-je.

 

— Au nom du ciel, s’emporta Emerson, quel besoin aviez-vous d’emporter vos cartes de visite pour cette expédition ?

Nous étions assis côte à côte dans la pièce privée que j’avais requise, un petit bureau sans fenêtres contenant pour tout mobilier quelques chaises et une table à jeu. L’air était saturé d’effluves accumulés au fil d’innombrables années : peur, désespoir, terreur et chagrin. Emerson avait allumé sa pipe, ce qui n’arrangeait rien, mais je ne jugeai pas opportun de protester.

— Vous m’aviez interdit de prendre mon couteau, Emerson. J’ai pensé que nous pourrions être exposés à une situation dans laquelle il nous serait utile de faire la preuve de notre identité. En quoi je voyais juste.

— Pourquoi ne pas avoir distribué le restant de vos satanées cartes à la presse, tant que vous y étiez ?

— Comme j’ai déjà eu l’occasion de vous le dire, mon chéri, le sarcasme ne vous sied pas. Dès lors que vous aviez frappé ce policier, à votre manière inimitable et si personnelle, tout espoir de dissimuler notre identité était perdu. Quel était donc ce mot qui a provoqué votre courroux ? Je ne l’ai pas entendu.

— Peu importe, gronda Emerson.

J’ôtai ma casquette, qui ne suffisait plus à maintenir ma chevelure en place. J’avais perdu, semblait-il, une grande quantité d’épingles à cheveux au cours de la soirée.

— Qui était cette femme, Emerson ?

Il tira de sa poche une boîte d’allumettes, en frotta une et approcha la flamme du fourneau de sa pipe.

— Une femme ? Quelle femme ?

— Elle a dû être fort belle en son temps.

— Mmmmm, fit Emerson en grattant une autre allumette.

— Elle vous connaissait, Emerson.

— Beaucoup de gens me connaissent, Peabody, déclara-t-il en craquant une troisième allumette.

— Votre pipe est déjà allumée, lui fis-je observer. Quand l’avez-vous connue, Emerson ? Et jusqu’à quel point ?

La porte s’ouvrit. Se levant d’un bond, Emerson accueillit le nouveau venu comme il l’eût fait d’un ami perdu de vue depuis des lustres.

— Inspecteur Cuff, je présume ? Nous sommes désolés de vous avoir sorti du lit. Merci infiniment de venir à cette heure indue.

— Tempérez votre enthousiasme, Emerson, dis-je froidement. Après tout, nous sommes bien là à cette heure indue, n’est-ce pas ? L’inspecteur Cuff ne fait que son devoir.

— Très juste, madame. – Cuff dégagea sa main de l’étreinte d’Emerson et souffla sur ses doigts tuméfiés. – J’aspirais depuis longtemps à vous rencontrer, professeur. Toutefois, je ne m’attendais certes pas à faire votre connaissance dans des circonstances si… euh… insolites.

— Humph ! fit Emerson. Je serai ravi de faire plus ample connaissance avec vous, inspecteur, mais pas, comme vous le dites, dans les circonstances présentes. Si vous voulez bien avoir la bonté de confirmer notre identité, je ramènerai Mrs. Emerson à la maison.

— Mâtin, Emerson ! m’exclamai-je. Je suis surprise, après tous les sermons que vous m’avez faits, de vous voir dissimuler des informations à la police officielle. Notre expédition de ce soir, inspecteur, avait pour objet, comme vous l’aurez peut-être deviné, d’obtenir la preuve que le malheureux Égyptien que vous avez arrêté est innocent du délit dont on l’accuse. Du moins, du délit de meurtre. Car je ne doute pas qu’il soit, par ailleurs, un individu aussi peu recommandable qu’on le…

— C’est un fait, madame, convint l’inspecteur, avec une telle affabilité que je ne pus lui tenir rigueur de son interruption. Mais qu’est-ce qui vous fait supposer qu’il soit innocent du meurtre ?

— Je ne suppose pas, je sais. Dites-lui, Emerson.

— Que voulez-vous que je lui dise, Peabody ?

Emerson se frotta rageusement le menton. Sa barbe lui resta dans la main ; il la considéra d’un air courroucé et la fourra dans sa poche.

Je précisai ma pensée au policier :

— Ce que nous avons entendu dans le… « panier à salade », comme l’on dit, je crois, dans votre jargon.

— Ah ! Avec votre permission, madame… ?

L’inspecteur prit une chaise et s’assit. Il indiqua un autre siège à mon mari, qui croisa les bras et demeura coi.

— Il est vrai que vous comprenez leur langue. Eh bien, madame ?

— J’ai entendu fort peu de chose, reconnus-je. Cependant, l’allusion aux maudits mécréants dont les activités avaient suscité l’intérêt inopportun de la police pour leur communauté, devrait être riche d’enseignements.

— Certes, dit poliment l’inspecteur. Non, madame, vous n’avez pas besoin de vous expliquer, je saisis parfaitement tout ce que cela implique. Avez-vous quelque chose à ajouter, professeur ?

Emerson secoua la tête. Au lieu de regarder le policier, il avait les yeux fixés sur moi – et, dans l’art des regards pétrifiants, Méduse n’était qu’une vulgaire apprentie comparée à lui.

Il m’apparaissait évident qu’Emerson cachait quelque chose. À ma stupéfaction, l’inspecteur Cuff, qui aurait dû posséder un instinct aussi aiguisé que le mien, ne sembla pas s’en apercevoir et renonça à approfondir la question.

— Très intéressant, professeur et madame Emerson. Soyez assurés que j’explorerai cette piste au mieux de mes capacités. À présent, il est tard et vous devez être fatigués. Je vais demander à l’un des constables de vous quérir un cab.

— Je ne suis nullement fatiguée, inspecteur. Je voudrais discuter avec vous des raisons qui vous ont amené à arrêter Ahmet. Peut-être seriez-vous bien inspiré de le faire venir afin que je l’interroge…

— Nom d’un chien, Peabody… !

Emerson ne put en dire davantage. Il s’étranglait d’indignation.

— Vous ne voudriez pas réveiller le pauvre bougre à cette heure-ci, chère madame ? objecta l’inspecteur Cuff. Je prendrai volontiers les dispositions nécessaires pour que vous puissiez questionner le prisonnier… demain, disons, si cela vous agrée.

Je me vis contrainte d’abandonner. Il n’est point étonnant que le monde aille à vau-l’eau, avec des hommes aux postes de commande !

Le policier eut la prévenance de nous faire sortir par-derrière, observant qu’un grand nombre de journalistes traînaient encore aux alentours dans l’espoir de nous interviewer. Nous trouvâmes devant la porte un cab qui nous attendait. Je remerciai l’inspecteur et lui assurai qu’il recevrait ma visite le lendemain, puis je laissai Emerson m’aider à monter dans le véhicule. Sitôt installé, mon époux appuya sa tête contre le coussin et se mit à ronfler. Voyant là le signe qu’il n’était pas enclin à converser, je m’abstins de le déranger.

À considérer avec le recul les événements de cette intéressante soirée, je dois confesser un certain dépit. Aussi incroyable que cela paraisse, je m’étais rendue coupable de deux menues erreurs de jugement. L’une d’elles était l’intérêt excessif que j’avais témoigné vis-à-vis d’Ayesha, la femme de la fumerie d’opium. La jalousie est un sentiment que j’abhorre. C’est une émotion que je ne saurais abriter dans mon cœur, car la confiance que je porte à mon mari ne connaît point de bornes. Toutefois, d’aucuns auraient pu voir dans mes questions à Emerson une manifestation de jalousie, et j’étais fort marrie d’avoir donné cette impression. De surcroît, c’est une faute insigne de recourir à l’intimidation pour arracher à un époux – spécialement à un époux comme Emerson – un aveu de culpabilité. J’avais, certes, la ferme intention de découvrir qui était cette femme et quelles avaient été ses relations avec mon mari. Il y avait néanmoins d’autres méthodes qui, je n’en doutais pas, se révéleraient plus efficaces.

Je commis ma seconde erreur de la soirée lors de notre arrivée à Chalfont House. Je la déplore encore plus amèrement, mais je dois dire à ma décharge que n’importe qui aurait pu en faire autant.

Emerson me fit descendre du cab et jeta une pièce au cocher. Le brouillard enveloppait les arbres d’un linceul grisâtre et faisait briller la grille comme si on en avait fraîchement repeint les barreaux. L’aube approchait, mais ce n’était pas tant la lumière qui augmentait que l’obscurité qui diminuait. La grisaille ambiante ne put cependant m’empêcher d’apercevoir la petite silhouette blottie près de la grille.

— Bonté divine ! m’écriai-je. Ce n’est pas… Je ne puis croire…

Attrapant un bout de vêtement gorgé d’humidité, je hissai sur ses pieds la forme accroupie et la propulsai à travers le portail, qu’Emerson avait ouvert.

— Hâtez-vous de refermer, Emerson ! Cette fois, c’en est trop ! Attends un peu que nous soyons dans la maison, jeune homme !

— Mais, Peabody…

— Vous ne pouvez excuser cette incartade, Emerson. J’avais donné des ordres stricts…

Gargery, qui avait guetté notre arrivée, nous ouvrit la porte avant que j’eusse pu frapper. Il recula, les yeux agrandis de consternation, en voyant l’enfant sale, dégoulinant, gigotant, que je remorquais dans le hall.

Ce n’était pas Ramsès.

Même la boue qui maculait son visage ne pouvait masquer une différence de traits si patente. Le nez de cet enfant était petit, retroussé, et les yeux de furet qui brillaient entre les paupières mi-closes étaient d’un bleu pâle, délavé.

— Emerson, dis-je, vous allez réveiller toute la maisonnée à vous esclaffer de la sorte. Je ne vois rien d’amusant dans cette situation !

Je m’engageai dans l’escalier cependant qu’Emerson s’attardait en bas. J’entendis un tintement de pièces de monnaie – son inévitable panacée pour les détresses sociales – et un conciliabule à voix basse avec Gargery, entrecoupé d’irritants gargouillis d’hilarité. Il me rejoignit bientôt et me passa un bras autour des épaules.

— Au lit, hmm, Peabody ? Bien, bien. Vous devez être très lasse. Je crois que je vais juste…

— Si vous allez voir Ramsès, je vous accompagne. Tant que je ne l’aurai pas vu de mes yeux, je ne croirai pas que cet enfant est là où il est censé être.

Ramsès était bien là où il était censé être, au sens strict du terme, mais pas dans son lit. La porte de sa chambre était ouverte et il se tenait dans l’encadrement, ses petits orteils nus effleurant à peine le seuil.

— Bonsoir, maman, bonsoir, papa. En entendant la voix de papa, dans le hall, je me suis hasardé à…

— Va te coucher, Ramsès, ordonnai-je.

— Oui, maman. Puis-je me permettre de demander…

— Non.

Ramsès tenta une autre approche :

— Sachant quelle était votre destination, je nourrissais quelque inquiétude pour votre sécurité. J’espère que vous n’avez pas pris de…

— Seigneur Jésus ! m’écriai-je. Il n’y a donc rien qui échappe à ton insatiable curiosité, Ramsès ?

— Chut ! fit Emerson en portant un doigt à ses lèvres. Vous allez réveiller les enfants, Amelia. Je suis bien persuadé que tous les domestiques de la maison ont glosé sur notre expédition. N’avez-vous point remarqué que Gargery rôdait derrière la porte de la bibliothèque pendant que nous devisions avec O’Connell ? Puisque tu es réveillé, Ramsès, et intéressé à juste titre, descends au salon ; papa te racontera tout. J’ai promis à Gargery…

— Ramsès est consigné dans sa chambre, lui rappelai-je.

Ma voix était – comme toujours, je l’espère – parfaitement calme.

— Ah ! c’est vrai, dit Emerson. J’avais oublié. Dans ce cas, je vais demander à Gargery de monter ici. Je lui ai promis…

J’ai beau être la plus tolérante des femmes, la perspective de me joindre à mon époux, à mon fils et à mon majordome pour discuter de notre soirée dans une fumerie d’opium et au poste de police de Bow Street était légèrement au-dessus de mes forces. J’allai me coucher, sachant pertinemment que, si Emerson témoignait d’une convivialité si incongrue, c’était – entre autres raisons – pour éluder les questions qu’il redoutait sur un certain sujet que, de mon côté, je m’étais promis de ne plus aborder.

La onzième plaie d'Égypte
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